top of page

Inversons la stratégie du choc !


Gavroche, Hugo... Maison d'Ousmane Saw, Dakar, mars 2020.



"Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère… Remarquez-le bien messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire."


Victor Hugo – Au rédacteurs du Rappel, discours du 31 octobre 1871


  Détruire la misère… Cette idée n’était même pas à l’ordre du jour dans les objectifs du millénaire de l’ONU. Elle l’est encore moins aujourd’hui où ce que l’on détruit petit à petit, ce n’est point tant la misère que les conditions censées permettre de lutter contre. C’est vrai dans nos pays que l’on dit développés avec le détricotage de tous les services publics - renforcés au sortir de la seconde guerre mondiale pour donner naissance à des systèmes de soin, d’éducation, de recherche, à tous les services rendus à une population dans l’espoir de permettre à chacun de mener une vie bonne, sinon encore authentique au sens discuté dans la partie introductive. C’est bien sûr encore plus vrai au Sud, dans les Suds, y compris ceux du Nord lorsque la géographie et la sociologie se rejoignent. Le fameux "système dette" qui s’est fortement renforcé dans les années 80, perpétue aujourd'hui ce mécanisme entamé avec l'esclavage, la colonisation, qui maintient les populations de ces pays dans un état de précarité, de vulnérabilité extrême. Elles sont bien démunies face au Coronavirus aujourd’hui ; elles le seront plus encore demain, face au changement climatique, qui ne fera qu’aggraver cette asymétrie entre les deux hémisphères.


  Dans les deux cas, une même politique : celle de la dette et de ses implications en termes d'ajustements structurels (au Sud), de politiques d’austérité (au Nord), censément nécessaires pour ne pas la creuser davantage. Vous comprenez, les générations futures… Ajoutez-y la stratégie du choc décrite par N. Klein - qui permet à ce qu’elle nomme le capitalisme du désastre de se renforcer plus encore à l’issue de grandes catastrophes - et le tableau sera complet. La crise du Covid-19 est bien sûr l’une de ces opportunités qui lui est d’ores et déjà offerte : il faudra bien que quelqu’un paie pour rembourser les milliers de milliards de dollars que les états empruntent aujourd’hui pour maintenir l’économie à flot et lui permettre de repartir de plus belle, pour sauver des millions d’emplois. Ce quelqu’un, nous le connaissons n’est-ce pas…

  De nombreux textes circulent aujourd’hui, et c’est heureux, pour penser le monde d’après en dehors de ce modèle mortifère mais pas encore moribond. Nous imaginons les gestes barrière pour ne pas repartir comme avant et un questionnaire comme celui proposé par B. Latour nous invite à entrer dans le concret, à partir de la liste de nos envies, de nos idées. De nos doléances. L’entreprise est, je le crois, salutaire : même si l’on sait que les transformations de notre modèle ne se feront pas du jour au lendemain - parce qu'elles impliquent la mutation de nombreux secteurs, un repensé complet de nos modes de production et de consommation - elle a le mérite de donner un véritable coup de fouet à ces cogitations, tout en leur conférant un caractère des plus concrets en nous invitant à dépasser l’opposition habituelle entre économie et écologie. Elle est salutaire donc, nécessaire mais pourtant, pas suffisante.


  Nous devons sortir de ce capitalisme du désastre qui s’étend sur l’ensemble de la planète aujourd’hui, avec ses conséquences sociales et environnementales désastreuses. Sous l'empire d'une mondialisation débridée et d'un changement climatique qui ne va faire que renforcer les injustices déjà tellement criantes à la surface du globe, l’échelle de l’agir doit AUSSI être globale ; c’est bien l’objet de cette deuxième partie de l’essai que je vous propose. Parce que penser global ne suffit pas non plus : le mot sans l'action est vide. Je vous ai montré pourquoi je pense que le concept de dette climatique et la notion de responsabilité - individuelle et collective - qu’elle implique, peut nous fournir non seulement la raison mais aussi les moyens d’œuvrer dans cette direction.


  A cette échelle globale, s'il est bien une activité qui ne doit pas reprendre à l’issue de cette crise sanitaire, pour faire écho au questionnaire de B. Latour, c'est bien le paiement de la dette par les pays du Sud ! Si tant est que les dirigeants de nos pays parviennent à s’entendre sur ce qui n’est déjà plus une annulation comme demandée par le Pape François et proposée par notre Président à la fin de son dernier discours, mais une simple suspension, pour les aider à lutter contre le Coronavirus. C’est un peu comme cette idée de notre président, exprimée dans le grand stop, de ne se concentrer sur l’essentiel qu’en cette période de confinement n’est-ce pas, qui fut le point de départ de ma volonté d’ouvrir ce blog et de publier en ligne ces chapitres : on suspend la dette pour les aider à lutter contre ce maudit virus, mais on reprend le cours « normal » des choses juste derrière… Loin de l’essentiel donc, et sans rien dire sur le fait que c’est bien cette dette qui les empêche aujourd’hui d’être en capacité de faire face !


Colère non ?


  Une autre activité qui ne doit pas reprendre non plus, à cette même échelle ? La stratégie du choc ! J'en ai déjà parlé, bien au-delà de la seule annulation de la dette du Sud, l’inversion des débiteurs et des créditeurs entre les deux hémisphères, telle que proposée au chapitre 4 avec toutes les précautions d’usage discutées au chapitre 5, doit permettre de la renverser complètement !! Il va s’agir d’utiliser autrement, ces milliers de milliards de dollars, pour repenser les rapports Sud-Nord ; c’est ce que nous allons entreprendre concrètement dès aujourd’hui en discutant du financement des Objectifs de Développement Durable (ODD), en repensant le système alimentaire mondial qui cause des dégâts sociaux et environnementaux gigantesques et en discutant des implications du concept de dette climatique en matière de migration et d'accueil. La migration… Pas certain que le virus ait arrêté les noyades en Méditerranée, comme il a pu suspendre quelques guerres…


Voilà d'autres activités à ne pas reprendre bien sûr. Facile à dire me direz-vous mais nous en croiserons d'autres, de ces gestes barrière que la dette climatique pourrait financer, pour contribuer à éviter celles (les noyades, les guerres) qui ne manqueront pas d'arriver si nous continuons comme avant : réduire l'écart entre les discours onusiens et les actes réels des pays (si peu) engagés dans le financement des Objectifs de Développement Durable ou du Fonds Vert pour le climat (il manque un ou deux zéro, vous le verrez !), renforcer les capacités d'adaptation des populations du sud ; les capacités tout court en soutenant, par exemple, l'extension de l'agroécologie au potentiel tellement énorme en matière de climat comme de souveraineté alimentaire et de préservation des écosystèmes. Accueillir aussi.


  Voilà. C’est le programme que je vous propose pour votre lecture de la semaine, avant d’entamer à partir de vendredi, l’exploration des implications de cette idée de dette climatique chez nous, au Nord. Parce que cette stratégie du choc risque aussi d’y avoir des implications énormes, notamment sur les services publics dont on prend enfin la mesure de l’importance aujourd’hui. D’autant plus si l’on y ajoute une dette de plus, aussi clim-éthique soit-elle ! Nous n’y couperons décidément pas : il nous faut réellement tout changer.


  Pour tous ceux qui n’auront pas forcément le courage de tout lire, je finis ce billet avec le même V. Hugo ; pas bien difficile d'imaginer ce qu'il penserait de ces zéro qui manquent :


« … Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable… Eh bien ! Vous n’avez rien fait ! … Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! ».


Si vous voulez bien lire, c’est ici : Partie II, chapitre 6

bottom of page