Tha Raven and the First Men. Bill Reid, 1980. Museum of Anthropology, Vancouver (Canada)
Nous n’avons encore rien bâti. Le courage laisse toujours du reste. C’est étonnant d’apprendre que parfois le monde et soi-même avons le même âge. C’est rare. Et dans cette époque sans courage, nous sommes encore tous naissants.
Cynthia Fleury – La fin du courage
C’est parce que la terre finit ici que tout peut commencer… Sur la mer. Pas l’amer n’est-ce pas, la mer. Celle où il fait bon amerrir. Il me plait de penser, attachement oblige, que c’est de Brest, de Bretagne, que l’on peut larguer les amarres. Bien sûr, nous devrons appareiller de partout ; même à pareil âge. Mais tant d’explorations et de courses autour du monde sont parties d’ici ! La terre et la mer s’y sont mêlées, elles s’y marient tous les jours, pour le meilleur comme pour le pire. La mer ou l’amer donc. L’amer-hic juste en face. La mer est pourtant ce qui nous relie tous, comme l’atmosph-air d’ailleurs par laquelle notre chère Gaïa nous rappelle à sa et à notre propre finitude. C’est par l’oubli de l’air que Gaia se rappelle à nous et c’est par le rappel à la mer que je vous ai proposé de poursuivre notre voyage.
Souvenez-vous de ces premières bulles qui dévalaient les prêts. Financières, nous les éclatons pour mieux nous en affranchir. Mais les autres… vous savez, la climatique, la mutuelle, la primordiale, l’ontologique… celle envers la pensée et celle envers les générations futures… Oh celles-là, nous en prenons grand soin ! Il s’agit surtout de ne pas les éclater, pas tout de suite du moins, pour mieux nous en acquitter. Désirer en vain pour éclater sans cesse et recouvrer notre liberté. Pour ce faire, nous avons dé-en-bullé le long du Continue-Homme qui va de la terre à la mer. Nous avons dû redoubler d’attention parce que nous marchions sur un fil, celui de notre existence.
Fun-en-bulles… L’attention, d’abord pour ne pas tomber. Une chute avec toutes sortes de fins et le dernier qui s’en va éteint la lumière…[1] L’amer-hic et l’amer tout court alors qu’il y a tellement mieux à faire ! Fun-en-bulles… L’attention surtout pour mieux le tisser, ce fil, plutôt que juste le suivre : fun-en-bulles, il n’y a pas de fil... L’attention au monde, à l’autre, à soi. Education faible, recherche douce, pédagogie pauvre… Rythmicité forte pour soutenabilité forte ! Penser, retrouver le Courage... Désirer !
Il y a fun dans fun-en-bulles !! Retournements jubilatoires…
Alors, nous avons pris le temps, celui du pas de côté. Nous nous sommes plutôt faits alchimistes pour convertir le plomb en argent et l’argent en or. L’or du temps. Le temps de l’accroît-sens pour nous perm-être. Nous avons même osé sauter du pont pour plonger dans ce deuxième fleuve[2], celui qui relie ; celui du non-savoir, de l’incomplétude… Plus de rives cependant, et nous nous sommes sentis quelque peu désemparés. Trop seul, le « je » ; encore trop isolé, le « nous » pour lutter contre le « on ». Plus de rives, certes : l’amer, d’un côté comme de l’autre de ce fil que nous essayions de tisser malgré tout. Inquiétude… Mais nous avons commencé à éclater ces bulles honte-aux-logiques. C’est que tout est sens dessus dessous avec nos retournements, ou sans dessous dessus. La soutenable légèreté de l’être... Nous avons trouvé où atterrir du coup : sur les territoires de vie, au plus profond de nous-mêmes comme dans la foule sentimentale. Doucement, ce deuxième fleuve est en train de gonfler ; de se transformer, presque silencieusement. De se multiplier, irrémédiablement : la mer est au bout.
La mer, non ce « tombeau de l’universel »[3] qu’est la Méditerranée aujourd’hui mais cet océan de l’intelligence collective, tellement plus grand et plus accueillant. Aurons-nous le temps de l’atteindre ? De la teindre ? La croissance se pare de vert ou de bleu, de glaz comme on dit chez nous mais ce glaz là porte la couleur de l’amer. Parce que le délai, la contraction démocratique… Toute contraction ne donne pas naît-sens… Pour que le glaz cesse de sonner, préférons-lui l’accroît-sens qui doit se parer de toutes les couleurs. Sept continents, cinq océans, mais une seule terre – Gaïa, devenue chatouilleuse dans l’anthropocène[4] - et une seule mer en réalité. Les fleuves qui l’abreuvent ont tous gonflé peu à peu, ils sont si divers ! C’est cette mer qui les relie et peu importe la couleur, comme le dit Pierre Perret : l’enfant qui naîtra un jour aura la couleur de l’amour contre laquelle on ne peut rien. Mer-veille…
C’est sur cet océan de l’intelligence collective que nous allons pouvoir accueillir la bulle climatique. Déclic plutôt que des claques. La paix. Nos bulles ne font plus qu’une, clim-éthique, pour un vrai changement du même nom. Leur combinaison d’en-vie constitue une vraie puits-sens de soulèvement. Pour rester debout sur notre fil, il nous faut redoubler plus encore d’attention : ce n’est plus seulement le sol qui s’est dérobé[5] mais la vie qui est devenue liquide[6]. Sans robe ni écailles, désarmés pour le dire en un mot, endettés que nous sommes, nous réalisons qu’il nous faut passer de l’adaptation à la transformation.
Il nous faut accoucher d’une nouvelle humanité, en lien étroit avec le plus qu’humain. Le plus qu’humain carboné, pas siliceux. Ce n’est pas facile pour moi qui aime tant les diatomées mais je crois profondément que le siliceux est amer. Cauchemar de pseudo-bonheur et d’éternité… Car-bonne est la vie et commun, ce monde que nous recherchons en quête de liberté. Pas comme-un : un monde contenant plusieurs mondes, plusieurs « mondes-de-vie »[7] entrant en collaboration, en expérimentation même. Ce monde global, certes connecté mais surtout relié par la mer, est inédit. Il nous appartient de le penser et de le panser.
Car les réparations sont essentielles, d’abord sur chacun de ces territoires de vie où cette commune humanité s’est perdue. Réparer les vivants…[8] Penser le local, passer notre temps à éclater cette bulle ontologique pour recouvrer le sens. Mais la réconciliation du sens et de l’urgence, pour continuer à tisser ce fil de notre existence exige aussi et peut-être surtout, notamment sur la mer, que nous pansions globalement pour ouvrir un futur lui aussi inédit. Ni repentance ni dédouanement, l’éclatement de cette bulle clim-éthique est à la fois réparation et surtout, garantie de non-répétition. Elle est une promesse de liberté. De paix, je le crois profond-aimant.
Notre recherche d’accroît-sens est donc autant intime que globale. Quantique quoi. Non, pas cantique ! Presqu’antique, parce qu’elle doit nous ramener d’Al Gore à L’Agora. C’est qu’elle est bien sûr éminemment politique. Clim-éthique, le changement nous impose d’expérimenter d’autres formes du Politique entre ces différentes échelles pour privilégier le pouvoir comme capacitation plutôt que domination. Il s’agit bien de mettre fin aux diktats du Nord sur le Sud, du global sur le local, du temps abstrait sur le temps concret. Le droit, seul peut-être, peut nous permettre de réconcilier l’éthique et le politique, entre toutes ces échelles. Perm-être à chacun et à chaque local de se dé-ployer. Mais le « je » n’est plus seul à présent, le « nous n’est plus isolé : le « on » devient « nous et le droit ». Perm-être tous les déploiements donc, mais à rebours du repli sur soi : s’affranchir de tous les ismes qui referment pour naviguer en toute liberté.
L’accroît-sens et la capacité d’agir, voilà de quoi alimenter un nouvel élan pour que le vent ne souffle plus dans les voiles du tyran ou de la machine mais dans celles de notre nouvelle humanitude. Ensemble, sur cette grande mer, nous hissons la voile pour tisser le fil. Ce fil-là, celui de notre commune existence, n’a pas été coupé : il n’a jamais existé. Il n’est pas à réparer, il est à tisser. Attisé par le vent pour mélanger toutes ces bulles. Le vent qui souffle doux, pour éviter l’amer ; qui lui fait des vagues, à la mer, pour lui dire son amour[9]. Ce fil pourrait nous avoir été donné, avec un sens à dérouler même, nul ne le sait. Libre à chacun d’y croire ou de n’y croire point. Mais que l’on y croit ou pas, que l’on croisse ou dé-croisse, en référence à la pauvre grenouille d’Al Gore[10], dans le doute, au lieu de nous abstenir, nous pouvons - que dis-je, nous devons !! – trouver ce sens. A tout le moins, le chercher. Sans cesse, chercher ; re-chercher. Mieux peut-être : le construire. Entre croissance et décroissance : l’accroît-sens. Entre croyance et croit-sens : le nom du père et/ou les « non-dupes errent »[11].
Tel est pour moi, le sens de notre commune existence. Nous devons en passer par cette grande transformation socio-écologique pour, non pas retourner à la mer mais y amerrir enfin, au débouché de ces millions de deuxièmes fleuves. La tâche est âpre-en-tissage, il ne faut pas se le cacher. Sur la mer : la brume. Entre errance et reliance. Nous ne savons pas faire, reconnaissons-le ! Nous ne l’avons encore jamais fait, il nous donc faut expérimenter. Jouer de la corne. De la corne-de-brume, ou de la corne-muse. La brume m’amuse, et nos retournements se veulent jubilatoires pour cette navigation incertaine. Ils pourraient nous aider à passer du somn’en-bulle au fun-en-bulle, en conscience : c’est l’heure du réveil joyeux plutôt que leurre du dormez-tranquille ! Mais de l’apprend-tissage à l’apprenti-sage, nous revenons peu à peu de l’information à la sagesse en passant par la connaissance. L’unis-vers-cité et le triangle de la co-nait-sens. La co-naissance. Il n’y a rien à réparer, juste à accoucher.
Amerrit-sage : le changement clim-éthique, quelle belle eau-porte-unité !
[1] Jorion, P. 2017. Le dernier qui s’en va éteint la lumière. Essai sur l’extinction de l’humanité. Editions Pluriel, 282 p. [2] Serres, M. 1991. Le tiers-instruit. Editons François Bourin, 249 p. [3] Agier, M. 2018. L’étranger qui vient. Repenser l’hospitalité. Editions du Seuil, 145 p. [4] Stengers, I. 2013. Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient. Editions La Découverte/Poche N°395, Paris, 142 p. [5] Latour, B. 2017. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Editions La Découverte, Paris, 156 p [6] Bauman, Z. 2013. La vie liquide. Editions Fayard, collection Pluriel, 252 p. [7] Escobar, A. 2018. Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’occident. Seuil, collection « Anthropocène », Paris, 225 p. [8] De Kerangal, M. 2015. Réparer les vivants. Folio, 304 p. [9] Chanson « Le mariage secret de la mer et du vent », Long John Siver, Y. Simon. [10] Gore, A. 2007. Film “Une vérité qui dérange”. [11] Lacan, J. Séminaire XXI.
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