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Panser le Passé comme un Présent pour Demain

Entracte éthique et... pharmacologique



Un des thèmes les plus mystérieux du théâtre tragique grec est celui de la prédestination des fils à payer les fautes des pères. Il importe peu que les fils soient bons, innocents, pieux : si leurs pères ont péché, ils doivent être punis !


Pier Paolo Pasolini - La nouvelle jeunesse : poèmes frioulans (1941-1974).

 

   J'ai choisi cette citation de Pasolini, travaillée récemment au théatre par V. Despentes et B. Dalle, parce qu'elle pose mille questions et illustre parfaitement la philosophie du chapitre que je vous propose aujourd'hui. Entre la définition de la dette climatique et son estimation, entreprises au chapitre 4, et ses possibles utilisations pour rééquilibrer les pouvoirs entre les deux hémisphères - non pas de notre cerveau, même si nous en aurions bien besoin, surtout nous les hommes - mais de notre planète, que nous explorerons au chapitre 6, l'entracte que je vous propose ne sera pas reposante. L'utilisation du concept de dette, entre culpabilité comme cette phrase semble l'indiquer et responsabilité comme je vais l'employer, implique que nous nous livrions à un premier et crucial petit exercice de pharmacologie.


  Pharmacologie ? Il s’agit de cette discipline scientifique qui vise à explorer, pendant le développement d’un médicament et avant sa mise sur le marché, les interactions entre la substance active qu’il contient et l’organisme qui va l’héberger, à priori pour être soigné. Pour en parler en ce moment, on en parle ! Je fais bien sûr référence aux débats qui font rage entre le Professeur Raoult à Marseille et la plupart de ses collègues, à propos de l’utilisation de la chloroquine pour traiter les patients atteints par le Covid-19.


  Jean Bissonnette a écrit un chapitre d’un ouvrage sur la dette comme rapport social, qui s’intitule : « Le cadeau empoisonné : Pour une pharmacologie de la dette ». Incroyable non ? Cet ouvrage explore les côtés asservissement et émancipation de la notion de dette, entre chaîne, échange et don. Dans le chapitre que vous allez découvrir, vous verrez que je m’emploie à filer cette métaphore médicale appliquée à la dette, à l’échelle globale cette fois, autour de la dette climatique. L’organisme malade, en l’occurrence, devient notre planète ou plutôt, la société en proie aux inégalités ainsi qu’à une détérioration profonde de sa relation avec la nature. L’idée de dette climatique se fait alors possible remède pour panser.


  Panser le passé, comme un présent pour demain. Voilà qui constitue de fait mon cinquième retournement, puisque j’avais présenté cette idée lors d’un colloque intitulé « Penser le présent comme un passé pour demain ». Le présent cette fois se fait cadeau, grâce à ce travail éthique sur la responsabilité historique dans les émissions de CO2, pour poser les bases, sonnantes et (non) trébuchantes d’un autre récit ; rouvrir le futur en servant de déclic pour entreprendre une nouvelle grande transformation. Encore faut-il que ce cadeau ne soit pas empoisonné et c’est toute l’idée de cet exercice pharmacologique que de nous en assurer.


   C’est que depuis une dizaine d’années, je me suis beaucoup promené pour présenter cette idée de dette climatique, en débattre. Si j’ai pu constater une adhésion assez forte à l’idée elle-même, j’ai aussi rencontré nombre de critiques sur de possibles effets « secondaires » :


            - Quelle idée de mettre un prix à la nature ?! Vous allez renforcer l’avancée du front de marchandisation contre lequel vous prétendez lutter.

            - Comment imaginez-vous comparer une dette financière avec une dette écologique, irréversible, incommensurable ? Vous allez apporter de l’eau au moulin des partisans de la durabilité faible qui pensent que les capitaux naturels sont substituables.

           - Comment imaginer que nous soyons responsables pour une faute commise par nos aïeux ? Toujours cette éternelle repentance dont on a bien du mal à se départir, notamment à propos de l’esclavage et de la colonisation. Le méchant blanc et le gentil noir…

           - Vous allez encourager les processus de type compensation, en permettant aux gens de soulager leur conscience : je paie donc je suis quitte. Bonjour le dédouanement !

          - Vous ne trouvez pas qu’on en a assez, des dettes ? Vous allez qui plus est freiner l’aide à l’adaptation pour ces pays que vous défendez, qui en ont bien besoin.


   Ca fait beaucoup n’est-ce pas ?! Je suis d’accord, il semble s’agir davantage de dommages collatéraux que d’effets secondaires. J’ai d’ailleurs pesté pendant un temps, contre ces critiques que je trouvais injustes, car ce n’était évidemment pas du tout l’optique dans laquelle j’essayais de positionner cette idée. En réalité, je me suis peu à peu rendu compte combien ces critiques étaient utiles, pour non seulement pousser mon raisonnement dans ses derniers retranchements, pour voir s’il tenait la route ; mais également, pour bien préciser tant les bénéfices possibles que ces fameux effets secondaires qu’il convient de réduire au minimum en les anticipant. En sachant bien qu’on ne peut pas tout prévoir dans ce monde complexe, incertain.


  Nous allons donc mener ensemble ce petit exercice pharmacologique, petit mais… Si nous penserons (le) local dans la troisième partie, parce que l’action sans le mot est aveugle, nous allons plutôt panser dans cette partie sur l’agir global. Le soin, donc, pour continuer de filer la métaphore médicale. Le soin, un véritable humanisme nous dit C. Fleury dans un « Tract » paru récemment chez Gallimard. Il s’agira d’un soin prospectif en quelque sorte, résolument tourné vers le futur pour garantir la non-répétition de ces injustices d’un autre temps. C’est dans cette optique que je positionnerai cette idée dans le cadre de la justice transitionnelle. Panser le passé, certes. Mais ni repentance ni dédouanement, comme un présent pour demain.


Un peu de pharmacologie donc, avant d'agir-panser, mardi prochain : Partie II, chapitre 5.


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